vendredi 12 avril 2013

Vingt

.1 Retraite 2





            À l’horizontale. Conception, naissance, trépas. Tout se passe ainsi. Comme lettre à la poste. Pour Thomas Lefrançois, c’est aussi à l’horizontale que ça se passait ce jour-là.

            C’est à l’horizontale, à cinquante et quelques, que Thomas devint vieux. Sur le divan, à la séance de mercredi dernier, je crois. Rien à voir avec son anniversaire de naissance. Il prit conscience de l’existence d’un avant, alors que, jusqu’à ce moment, il tenait, comme tout un chacun, l’avenir pour une droite ininterrompue sur le chemin du succès et de la réalisation de soi – l’un allant de pair avec l’autre, comme d’ores et déjà, et succès étant synonyme de bonheur – puis, l’avenir devint présent et il entra dans l’âge d’or. Pour peu, je dirais les pieds devant.

            Cela vint par la voix du bon docteur Clément. Par parenthèse, on se demanderait, ce qui appellerait de nombreuses apostilles, ce qu’un Lacan eut dit de ce patronyme : clé, ment… Voix d’en haut, et un peu sur la gauche, vu la position du divan. Parole aussi rare que lourde de sens. Oracle et sentence :

            — Il n’y a que peu de chances que vous ne retourniez jamais au travail.

La réalisation de cet avant, lui allongé – ah ! la beauté de la participiale latine – mit en évidence l’irruption d’un après que Thomas n’avait jamais, lors , envisagé. Plus qu’une pause, une césure : un point virgule à tout le moins. À la réflexion, cela advint et soudain et soudainement.

Ici, Thomas,  assez méticuleux sur la grammaire et le bon usage, digressa sur l’usage généralisé du second pour le premier, notamment sur les ondes nationales, et dans le billet de Martin Nault, de l’hebdomadaire Sentir, qui est au journaliste ce que le cracheur de feu est au cirque, prognathe et la patate en bouche, grand enfonceur de portes ouvertes et girouette de la bien-pensance platoïdienne. In petto la digression, car il en fit grâce au bon docteur, doutant de la pertinence psychanalytique de celle-ci, du moins pour l’heure; y revenir sera toujours possible à une prochaine séance.

En bref, Thomas devint vieux quand l’imminence de la retraite lui apparut sinon évidente, du moins inéluctable.

* * *

            Thomas se prit, sur le chemin du retour, à réfléchir sur son nouvel avenir : les sous, la retraite, le temps dit libre; mais surtout à son passé qui se chargeait maintenant d’une qualité toute historique. Le fini annule le « à suivre », c'est-à-dire ce quotidien plein d’agitation où il faut être le meilleur, où orgueil et vanité sont vertus et où tout doit être urgent sous peine de déclassement. Oui, Thomas avait été brillant et son ascension au ministère fulgurante; du moins se plaisait-il à se l’entendre dire et à le croire. Pourtant sa carrière lui pesait parfois, qui n’en finissait pas, d’illusions perdues en déconfitures amères, de ne pas décoller. Nuages sur avenir radieux, lendemains qui déchantent.

            Mais la retraite ?

            Son propre corps, son cerveau, le met en demeure, pour ne pas dire à demeure. Une sorte de lock out physique. En panne, ce cerveau si performant, siège d’une intelligence peu commune, disait-on. Désordre synaptique, connexions chaotiques. Un humoriste oublié, Pierre Daninos, avait, d’une situation semblable, tiré un très beau récit, Le trente-sixième dessous, maintenant épuisé – ironie. Oui, c’est ça, le trente-sixième dessous. Mais le divan, la voix : la retraite, maintenant ?

Thomas, revenu chez lui, se sentait des ailes lui pousser : la vieillesse en donnait donc ? Allégresse trompeuse sans doute. Il voulut bien se rendre compte de sa situation, et, en fonctionnaire prudent – futur ex fonctionnaire, corrigea-t-il aussitôt – jugea prudent de bien prendre toute la mesure des possibilités de sa jeune qualité de vieux et, en conséquence, de procrastiner. On ne se défait pas en un instant des réflexes acquis par une pratique bureaucratique d’un quart de siècle.

Que faire de tout ce temps ?

Réflexe immédiat du bon fonctionnaire : le plan d’action. Des ailes lui venaient ? Thomas pourrait enfin prendre son envol. Habiter au quinzième présente dans ce cas un intérêt certain, et le balcon devient une possibilité d’avenir, fut-ce à court terme. Il est toujours là, pour la vue surtout, la ville aux pieds, comme pour un cliché. Un peu pour y prendre l’air, avec une option sur la solution finale, si j’ose dire. Prendre l’air, mais avec un point de chute. Une brève verticale avant l’horizontale définitive. L’envol serait bref, la chute de conséquence. Destination au choix : le jardin ou le parking; le vert ou le noir. Ne voulant rien précipiter – pratiquant, le lecteur le constate, un humour parfois limite, comme dirait le multimédiatique Nault de Sentir –,  Thomas referma la porte-fenêtre, après avoir fait rentrer le chat Ludo, qui prenait le chaud sur la chaise longue en teck, genre paquebot, récemment acquise, et que celui-ci avait sitôt confisquée sans autre forme de procès.

* * *

            Devenu vieux et retraité, Thomas devra trouver des activités correspondant à sa nouvelle qualité. Le hasard voulut que, quelques semaines auparavant, il eut rencontré, grâce à un ami à nous commun, un couple de dames dont l’un des intérêts, outre une frénésie de l’activité physique comme la course à pied, le vélo, le marathon ­– du genre qui appellerait une note en bas de page, ou à tout le moins une digression, sur le narcissisme gay et la haine de soi, mais l’on sait quand il vaut mieux s’abstenir –, était la pratique du bridge.

            D’une pierre deux coups, se dit Thomas, je deviens à la fois un vieux et une vielle dame. Comme il n’avait pas joué depuis une bonne décennie (décade eut écrit le multimédiatique Nault de Sentir), il était un peu nerveux quand il se présenta à la première soirée à laquelle il fut convié par le couple en cause, et à laquelle officiait un charmant octogénaire – qui « en était » –, maître ès bridge de surcroît.

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