.1 Acédie
Rares les matins où se dissipent les brumes de la nuit, où
au lever du corps ne succède pas, une heure ou deux après le réveil, bientôt
une lourde somnolence. Où terminés le petit-déjeuner et les ablutions, je ne
sombre pas dans une léthargie, souvent durable, au cours de laquelle
entreprendre la moindre activité nécessitant un peu d’attention ou de concentration
tient de l’impossible – et que dire du téléphone, dont la sonnerie m’assassine.
La perspective d’avoir à sortir pour mes activités normales – les emplettes, le
bridge ou le moindre rendez-vous –, me plonge dans le découragement le plus
profond : pour peu, j’annulerais tout. Lire, écrire, autant de corvées que
j’abandonne ; au vrai, je ne m’y livre plus guère en matinée, exception faite
du courrier et des grands titres des journaux auxquels je suis abonné et que je
reçois par Internet ; rien de plus qu’ouvrir la liste des messages reçus depuis
la veille, au mieux, une brève réponse. Moments où je ressens, qui s’étirent plusieurs heures, la « fatigue d’être soi », me sentant un « individu incertain » pour m’appliquer
les titres des ouvrages d’Alain Ehrenberg. C’est donc en après-midi, ou le soir, que je reviens sur ces
moments, l’écriture ramenant des impressions enfuies, des images aux contours
flous. Mes matinées Modiano. Villa Triste, Livret de famille, Rue des Boutiques Obscures. J’y reviens. Modiano, une identité
dit-on, ou rien du tout : « Je ne suis rien. Rien qu'une silhouette claire... » ; pendant ces heures, je deviendrais, le nom « exotique» en moins… un personnage du romancier, né où,
disparu quand ?
Et un rédacteur législatif, des traces ? Des mots sans nom.« Drôles de gens. De ceux qui ne laissent de leur passage qu'une buée vite dissipée. [...] Ils surgissent un beau jour du néant et y retournent après avoir brillé de quelques paillettes. Reines de beauté. Gigolos. Papillons. La plupart d'entre eux, même de leur vivant, n'avaient pas plus de consistance qu'une vapeur qui ne se condensera jamais. »
.2 Les matins Modiano
Nul n'ignore plus, qui suit un peu cet auteur, l'intérêt que Modiano porte aux annuaires, aux calendriers, aux almanachs, aux répertoires de rues. Listes et nomenclatures. Je reprends, un de mes cycles estivaux, comme à la télé, les reprises, Rue des Boutiques Obscures. Lu la première fois le 24 avril 1991 -- je n'ai vraiment commencé à lire que la trentaine bien entamée, et Modiano ne fut pas un des premiers, mais je ne l'ai plus quitté une fois découvert.Deuxième lecture : août 1995. Livre à l'évidence acheté d'occasion à Paris, le tirage qui suivrait de peu l'attribution du Goncourt « Cet ouvrage a été achevé d'imprimer sur les presses de l'Imprimerie Floch à Mayenne, le 20 novembre 1978... » Le livre porte d'ailleurs le bandeau rouge « Prix Goncourt 1978 » au dos duquel on trouve la mention suivante :
Aucun code barres, c'était hier.AVIS À MM. LES LIBRAIRESSi vous venez de vendre l'exemplaire d'où cette bande vient d'être détachée, réapprovisionnez-vous sans tarder à laSODIS128, avenue du Maréchal-De Lattre de Tassigny77 - Lagny
Quelques souvenirs sont tombés du livre. Un billet de l'Opéra de Montréal pour une représentation de Der Rosenkavalier de Strauss du samedi 20 avril 1991. Corbeille, rangée D, fauteuil 123. Prix sur abonnement $ 56.75 (au lieu du « prix unitaire » de 66.00 $). J'étais donc abonné ? Un billet de un dollar avec une image de la souveraine encore jeune daté de 1954.
Odeur de poussière, parfum de papier vieillissant.
Aucune annotation. Je n'en faisais pas alors, tenant le livre pour un objet sacré : comme l'on change, ou bien le sens du sacré s'atténue.
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